top of page
  • Photo du rédacteurAdmin

Déchets anthropiques Déchets en tropique (II)


KISA M'I LÉ


Je suis d’ici et d’aujourd’hui, je suis Zournalyé, Bourkantèr, Gounifiol, Tisanèr, Béker-d’klé !


Je suis l’hypothèse évidente du devenir de ma société « morbide » (Edouard Glissant), je m’accommode de mes pulsions attisées par l’offre et la demande et m’adapte aux situations ;

Landormi est mon emblème au nom de son invisibilité et de son adresse et mon min zanpoul le témoin de ma dignité quotidienne.



Je suis ce que je suis, témoin vivant de ma lignée créole. Dann tan lontan mon grand-père était journalier, comme des milliers d’autres personnes à l’époque ; fluctuant entre les petits contrats de saison dans les terres, sur les docks, partout où on avait besoin de lui. Il habitait un îlet avec les membres de sa famille comme on devait habiter un camp-marron dans le temps des origines, juste derrière le rideau de canne symbolique et pas très loin des lieux où se procurer un travail.


Pour certains, espace de liberté et de reconstruction et pour d’autres, espace d’enfermement malsain et ghetto insalubre. Il avait construit sa maison sur une terre qui ne lui appartenait pas avec des matières récupérées, de la tôle, des briques de lestage, du bois usiné, rien ne se perdait tout se récupérait. La matière était rare mais solide et le peu de chose qui n’était pas utilisée, était nature qui retournait à la nature.

Ma grand-mère n’était pas en reste, elle faisait les marchés de la ville en fabriquant des napperons en capsules Covino et des tapis mendiants avec l’ultime rebus des vêtements familiaux. J’en ai gardé précieusement pour la souvenance, pour la survivance, pour la résistance.

Leurs activités étaient payées de la main à la main, ils étaient les rois de l’accumulation, les princes de la débrouille, les gardiens du temple de l’imaginaire créole.


Je veux vous parler d’un territoire habité luttant contre un territoire fantasmé ;

Je veux vous parler d’un territoire-ancrage qui est le mien, à défaut d’un territoire-racine que l’on n’arrive pas à construire ;

Je veux vous parler de la dureté d’une vie ousa domoun té pov mé té pa mizèr.


Je suis ce que je suis, et mon père était travayèr-béker-d’klé comme des milliers d’autres personnes. Aujourd’hui on dirait ouvrier polyvalent mais sans patron, un genre d’auto-entrepreneur qui récupérait tout ce qui pouvait servir ou se revendre, une sorte d’écologiste sans le savoir qui captait le déchet avant qu’il finisse sur le bord du chemin ou dans les ravines. Fourmi parmi les fourmis.

Et à cette époque, navé d’zafèr, partout, tout le temps, issus des produits acheminés par containers en provenance de l’extérieur pour satisfaire une population toujours plus nombreuse. Des produits nouveaux…, entre autres plastiques dont la nature ne voulait pas. C’est à l’époque de mes parents que la matière périssable est devenu déchet imputrescible.


Nous habitions en immeuble dans un quartier de la ville, mon père se levait tous les matins pour sa journée, son goni sur le dos. Et moi je me levais en même temps que lui pour aller à l’école. Son quotidien alternait le ramassage des bouteilles consignées jetées sur le bord des routes par les nouveaux consommateurs (bières, sodas) et la visite de la décharge à ciel ouvert où les grandes surfaces naissantes déversaient un flot de produits invendus.


Le soir, il rentrait fatigué, satisfait. Dans la quinzaine ou à la fin du mois, il posait l’argent de son labeur sur la table, que ma mère ramassait dans un petit coffret, pour nous permettre, avec les allocations, un surplus de dignité.

Je me souviens qu’en tant que dada (ainé de la famille), j’ai commencé à travailler quand la décharge publique a déménagé et fut embastillée pour en interdire l’accès, tout le monde disait que l’usine avait fermé, et qu’il fallait trouver des solutions.

C’est à cette époque que le déchet se transforme progressivement en ressource économique et qu’il se "filiarise" !


Je veux vous parler d’un territoire laboratoire social au service de l’excellence économique ;

Je veux vous parler d’un territoire aux racines rhizomiques (Deleuze), mauvaises herbes, de celles qui repoussent toujours sur le bitume du développement forcené ;

Je veux parler de la survie de micro-territoires à échelle humaine face au village global.


Et moi ? et bien moi je suis d’ici et d’aujourd’hui, acteur clandestin de la société parmi des milliers d’autres clandestins, résultant d’une généalogie chaotique, tributaire d’une transmission fragile, attendu responsable dans le regard de mes enfants et parfois jugé stigmate dans le regard des autres, digne parmi les dignes.


Je m’essaye à Être dans un univers d’Avoir, ligne de fuite entre les colonnes (passif et actif) de la comptabilité normative ; je suis le zéro à la gauche d’un chiffre, je suis spirale dans un monde circulaire, je suis digne parmi les dignes.


Je suis culture vivante, je raisonne encore des bruits de la plantation, je transpire encore des embruns de la mer et exalte encore des effluves du corbeille d’or et du géranium, et je me reconnais dans les longues files d’attente des supermarchés climatisés. Je suis d’ici et d’aujourd’hui.

Mon îlet est maintenant un pied d’immeuble, mon savoir-faire dépouillé de valeur et ma transmission chose stérile ; ma dignité malmenée, matières devenu déchets, déchets devenu ressources, ressources pour consommer l’illusoire et courir aux signes extérieurs de richesse.


Au pied des murailles des filières éco-citoyennes, je suis bon trieur-recycleur mais réduit à l’illégalité d’un trafic douteux à défaut de pratiquer mon métier aux yeux de tous ou de concourir à la mendicité officielle.

La circularité de l’économie devra-t-elle avoir raison de ma verticalité d’Homme debout ?


Je veux vous parler d’un territoire amnésique menacé de zombification ;

Je veux vous parler d’un territoire en dedans où l’avenir des enfants est le territoire en dehors ;

Je veux vous parler d’un territoire intime à l’abandon.


Alors des fois, je me mets à rêver…

Rêver d’une montagne de déchets où chaque objet serait consigne, où chaque geste de bourkantèr serait vécu comme écologique, où le moindre rond-point deviendrait jardin de légumes, où le geste-récupération deviendrait acte créatif, où la mémoire collective de millier de personnes servirait de curriculum vitae, où la société invisible deviendrait la société, où ma vie de clandestin deviendrait une auto-entreprise novatrice.


Je parle d’un territoire d’excellence humaine, où chacun pourrait avoir sa place ;

Je parle d’un territoire-corps enfin en accord avec son territoire-âme ;

Je parle de la possibilité de milliers de territoires anthropiques en opposition à un territoire utopique ;

Je parle d’urgence parce que le temps passe vite ;

Je parle de dignité, parce qu’il est encore temps.


Je suis d’ici et d’aujourd’hui, je suis Bourkantèr, Gounifiol, Béker-d’klé.

Je suis l’hypothèse évidente du devenir de ma société morbide ; landormi est mon emblème et mes mains calleuses le témoin de ma dignité quotidienne.


É si lo zistwar lé mantèr, anou minm lotèr.


Écrit et présenté par Lionel PANNETIER Plénière d'ouverture du Forum des Éo-Entreprises du 27 octobre 2016


61 vues0 commentaire
bottom of page