L'archéologie étudie les déchets des civilisations passées celles qui ont disparues ou qui nous ont précédées. Un poète réunionnais, Christian Floyd Jalma parle d'archéologie du bord de chemin pour signifier que dans nos pratiques très contemporaines, nos objets (déchets) anthropiques abandonnés sur la voie publique racontent notre histoire, disent notre quotidien. Pour m'inscrire dans sa perspective, j'ai choisi de vous présenter quelques déchets de notre histoire passée. Cette sélection nous permettra une mise en contexte, un éclairage partiel sur la problématique suivante : Comment La Réunion a construit son rapport aux déchets ?
Au commencement, une société sans déchets
La société réunionnaise s'est construite pendant une partie importante de son histoire sur un modèle où la logique des échanges marchands étaient rythmés par l'arrivée de navires. Ce mode de déplacement était relativement lent et avec des capacités de transports très en dessous de ce que nous connaissons aujourd'hui. Cette situation crée un cadre particulier dans lequel tout matériau entrant, attendu ou non, pouvait être utilisé, troqué ou détourné.
Les briques
Ainsi au XIXème siècle, les briques servant de lest aux navires étaient débarquées puis revendues et utilisées pour l'aménagement de caveaux dans les cimetières, pour la réalisation de colonnes de portail ou encore intégrées dans la maçonnerie locale à base de moellons pour constituer un arc de décharge permettant de répartir les contraintes de façon plus équilibrées au-dessus du linteau des portes. Cette société de la seconde moitié du XIX et du début du XXème siècle était dans un mode de consommation qui ne produisait pas de rejets / déchets.
Une autre valeur de l'objet
Ce qui était cassé se réparait. Des métiers existaient alors pour accomplir ces petites tâches : ferblantier pour le fer blanc, cordonnier pour le cuir, charpentier-charron pour le bois. L'objet ménager avait ainsi plusieurs vies, son usage familial sur plusieurs générations et sa transmission le patinait d'une valeur affective et permettait à son propriétaire de raconter son histoire. Il change alors peu à peu de statut d'objet quotidien en usage, il devient un objet souvenir conservé.
Lamok Guigoz
Au cours des années 1960, au cœur du concept historique réunionnais du tan lontan, avec les premiers effets de la Départementalisation (1946), La Réunion s'installe peu à peu dans un nouveau modèle de consommation mais qui garde encore un pied dans les pratiques du XIXème siècle. Ainsi, les boîtes de lait Guiguoz alors en aluminium étaient transformées pour devenir des timbales. Par extension autour du métal : Un bac de saindoux en tôle que l'on récupérait à la boutik sinwa (la boutique du chinois), d'usage courant dans la cuisine réunionnaise devenait, une fois découpé et déplié, une protection pour le bois couvrant les parois de la case.
La consigne
En 1962, la Dodo Pills, premier nom de la bière Bourbon s'installe dans le paysage réunionnais. Cette période correspond également à la mise en place d'une filière lait à La Réunion qui participera à alimenter les écoles à partir des années 1970. A partir de 1971, le paysage industriel est marqué par l'apparition de limonaderies assurant notamment la mise en bouteille de marque comme Pepsi Cola. Le verre est le point commun entre la bière, le lait et les sodas. L'ensemble des contenants en verre qui circulait au milieu des années 1960 était consigné. Les bouteilles étaient étudiées pour durer et être réutilisées. On utilisait un cageot pour transporter ses bouteilles chez le chinois du quartier ou dans les grandes surfaces nouvellement créées comme l'enseigne Score.
La rupture de la départementalisation
L'entrée, au cœur du tan lontan (1938-1975), dans la société de consommation a aussi créé des effets pervers :
- D'un côté, la société réunionnaise se modernise et entre peu à peu dans l'hyper consommation liée à une importation plus rapide et plus importante.
- De l’autre, apparaît une société qui se nourrit des déchets de l'hyper consommation. En 1976, le Quotidien fera découvrir la vie du quartier de Ti'Paris à Saint-Pierre. Ce quartier, proche de Ravine Blanche s'est développé sur la décharge publique de Saint-Pierre. Les habitants y viennent chercher des éléments à récupérer, à réparer mais également les surplus alimentaires des cantines scolaires de Saint-Pierre, leur permettant ainsi de nourrir leurs familles. Il faudra 10 ans pour attaquer ce problème et finalement effacer de la carte réunionnaise le quartier de Ti'Paris. On créera pour reloger les familles issues de Ti'Paris la cité Asile à Terre Sainte, je vous laisse méditer sur le sens de ce mot en créole. La situation est la même à Commune Primat, à Saint-Denis, où l’ensemble des libres-services et autres commerces du Chef-Lieu génère une masse de déchets, notamment alimentaires. Pendant longtemps, les familles feront de La Jamaïque (décharge publique à ciel ouvert) un espace de collecte naturel, de survie, qui débouchera, avec la création des Papillons d’Emmaüs en 1994, à une nouvelle forme de créolisation des rebuts et des surplus, reprenant pour valeurs l’entraide, la solidarité.
Conclusion
Dans sa dimension archéologique, le déchet raconte l'histoire de La Réunion. Les pratiques de récupération, de transformation, de recyclage en milieu insulaire sont une des manifestations du processus de créolisation. Dans cette perspective, ces mécanismes, ces pratiques font partie intégrante de l'identité réunionnaise. Il faut alors voir le déchet dans une autre dimension : il questionne la transmission de pratiques culturelles et sociales, il questionne le rapport à l'identité réunionnaise.
Écrit et présenté par Loran HOARAU Plénière d'ouverture du Forum des Éo-Entreprises du 27 octobre 2016